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Contes bruns
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Contes bruns

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Язык: Английский
Год издания: 2017
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Tout alla bien. Il était arrivé à l'avant-dernier noeud, lorsque près de se laisser couler à terre, il s'avisa, par une pensée prudente, de chercher le sol avec ses pieds, et – il ne trouva pas de sol… Diable! c'était un cas assez embarrassant. Il était en sueur, fatigué, perplexe, et dans cette situation où l'on joue sa vie à pair ou non. Il allait s'élancer par une raison frivole; son chapeau venait de tomber. Heureusement il écouta le bruit que la chute devait produire, et n'entendant rien, il conçut de vagues soupçons sur sa situation; et commença à croire qu'on pouvait lui avoir tendu quelque piége; mais dans quel intérêt?..

En proie à ces incertitudes, il songea presque à remettre la partie à une autre nuit; et provisoirement, il résolut d'attendre les clartés indécises du crépuscule, heure qui ne serait peut-être pas tout-à-fait défavorable à sa fuite. Sa force prodigieuse lui permit de grimper vers le donjon; mais il était presque épuisé au moment où il se remit sur le support extérieur, guettant tout comme un chat sur le bord de sa gouttière.

Bientôt, à la faible clarté de l'aurore, il aperçut, en faisant flotter sa corde, une petite distance de cent cinquante pieds entre le dernier noeud et les rochers pointus du précipice.

– Merci, commandant! dit-il avec le sang froid qui le caractérisait.

Puis, après avoir quelque peu réfléchi à cette habile vengeance, il jugea nécessaire de rentrer dans son cachot. Il mit toute sa défroque en évidence sur son lit, laissa la corde en dehors pour faire croire à sa chute; et, tranquillement tapi derrière la porte, il attendit l'arrivée du perfide guichetier, en tenant à la main une des barres de fer qu'il avait sciées.

Le guichetier ne manqua pas de venir, et plus tôt qu'à l'ordinaire, pour recueillir la succession du mort; il ouvrit la porte en sifflant; mais quand il fut à une distance convenable, Beauvoir lui asséna sur le crâne un si furieux coup de barre que le traître tomba comme une masse, sans jeter un cri; la barre lui avait brisé la tête. Le chevalier déshabilla promptement le mort, prit ses habits, imita son allure, et, grâces à l'heure matinale et au peu de défiance des sentinelles de la porte principale, il s'évada.

– Il faut des guerres civiles pour faire éclore des caractères semblables!.. s'écria un avocat célèbre. Ces aventures où l'ame se déploie dans toute sa vigueur ne se rencontrent jamais dans la vie tranquille telle que la constitue notre civilisation actuelle, si pâle, si décrépite.

– Encore la civilisation!.. répliqua un médecin, votre mot est placé!.. Depuis quelque temps, poètes, écrivains, peintres, tout le monde est possédé d'une singulière manie. Notre société, selon ces gens-là, nos moeurs, tout se décompose et rend le dernier soupir. Nous vivons morts; nous nous portons à merveille dans une agonie perpétuelle, et sans nous apercevoir que nous sommes en putréfaction. Enfin, à les entendre, nous n'avons ni lois, ni moeurs, ni physionomie, parce que nous sommes sans croyances. Il me semble cependant que, d'abord, nous avons tous foi en l'argent, et depuis que les hommes se sont attroupés en nations, l'argent a été une religion universelle, un culte éternel; ensuite, le monde actuel ne va pas mal du tout. Pour quelques gens blasés qui regrettent de ne pas avoir tué une femme ou deux, il se rencontre bon nombre de gens passionnés qui aiment sincèrement. Pour n'être pas scandaleux, l'amour se continue assez bien, et ne laisse guère chômer que les vieilles filles… encore!.. Bref! les existences sont tout aussi dramatiques en temps de paix qu'en temps de troubles… Je vous remercie de votre guerre civile. Moi! j'ai précisément assez de rentes sur le grand-livre pour aimer cette vie étroite, l'existence avec les soies, les cachemires, les tilburys, les peintures sur verres, les porcelaines, et toutes ces petites merveilles qui annoncent la dégénérescence d'une civilisation…

– Le docteur a raison… dit une dame. Il y a des situations secrètes de la vie la plus vulgaire en apparence qui peuvent comporter des aventures tout aussi intéressantes que celles de l'évasion.

– Certes, reprit le docteur. Et, si je vous racontais une des premières consultations que…

– Racontez!..

– Racontez!..

Ce fut un cri général, dont le docteur fut très flatté.

– Je n'ai pas la prétention de vous intéresser autant que monsieur…

– Connu!.. dit un peintre.

– Assez… Dites, cria-t-on de toutes parts.

– Un soir, dit-il, après avoir laissé échapper un geste de modestie et un sourire, j'allais me coucher, fatigué de ces courses énormes que nous autres, pauvres médecins, faisons à pied, presque pour l'amour de Dieu, pendant les premiers jours de notre carrière, lorsque ma vieille servante vint me dire qu'une dame désirait me parler. Je répondis par un signe, et sur-le-champ l'inconnue entra dans mon cabinet. Je la fis asseoir au coin de ma cheminée, et restai vis-à-vis d'elle, à l'autre coin, en l'examinant avec cette curiosité physiologique particulière aux gens de notre profession, quand ils prennent la science en amour. Je n'ai pas souvenance d'avoir rencontré dans le cours de ma vie une femme qui m'ait aussi fortement impressionné que je le fus par cette dame. Elle était jeune, simplement mise, médiocrement belle cependant, mais admirablement bien faite. Elle avait une taille très cambrée, un teint à éblouir et des cheveux noirs très-abondans. C'était une figure méridionale, tout empreinte de passions, dont les traits avaient peu de régularité, beaucoup de bizarrerie même, et qui tirait son plus grand charme de la physionomie; néanmoins, ses yeux vifs avaient une expression de tristesse, qui en détruisait l'éclat.

Elle me regardait avec une sorte d'inquiétude, et je fus extrêmement intéressé par l'hésitation que trahirent ses premières paroles et ses manières. Elle allait faire violence à sa pudeur, et j'attendais une de ces confidences vulgaires, auxquelles nous sommes habitués, mais qui n'en sont pas moins honteuses pour les malades, lorsque, se levant avec brusquerie, elle me dit:

– Monsieur, il est fort inutile que je vous instruise du hasard auquel j'ai du de connaître votre nom, votre caractère et votre talent.

A son accent, je reconnus une Marseillaise.

– Je suis, reprit-elle, mariée depuis trois mois à Monsieur de… chef d'escadron dans les grenadiers de la garde; c'est un homme violent et d'une jalousie de tigre. Depuis six mois je suis grosse…

En prononçant cette phrase à voix basse, elle eut peine à dissimuler une contraction nerveuse qui crispa son larynx.

– J'appartiens, reprit-elle en continuant, à l'une des premières familles de Marseille; ma mère est madame de…

– Vous comprenez, dit le docteur en s'interrompant et nous regardant à la ronde, que je ne puis pas vous dire les noms…

– J'ai dix-huit ans, monsieur, dit-elle; j'étais promise depuis deux ans à l'un de mes cousins, jeune homme riche et fort aimable, mais appartenant à une famille exclusivement commerçante, la famille de ma mère. Nous nous aimions beaucoup… Il y a huit mois, M. de… mon mari, vint à Marseille; il est neveu de l'ancienne duchesse de… et, favori de l'empereur, il est promis à quelque haute fortune militaire: tout cela séduisit mon père. Malgré mon inclination connue, mon mariage avec le comte de… fut décidé. Ce manque de foi brouilla les deux familles. Mon père redoutant la violence du caractère marseillais, craignit quelque malheur; il voulut conclure cette affaire à Paris, où se trouvait la famille de M. de… Nous partîmes.

A la seconde couchée, au milieu de la nuit, je fus réveillée par la voix de mon cousin, et – je vis sa tête près de la mienne… Le lit où couchaient mon père et mère était à trois pas du mien; rien ne l'avait arrêté. Si mon père s'était réveillé, il lui aurait brûlé la cervelle… Je l'aimais… – c'est tout vous dire.

Elle baissa les yeux et soupira. J'ai souvent entendu les sons creux qui sortent de la poitrine des agonisans; mais j'avoue que ce soupir de femmes, ce repentir poignant, mêlé de résignation, cette terreur produite par un moment de plaisir, dont le souvenir semblait briller dans les yeux de la jeune Marseillaise, m'ont pour ainsi dire aguerri tout à coup aux expressions les plus vives de la souffrance. Il y a des jours où j'entends encore ce soupir, et il me donne toujours une sensation de froid intérieur, lorsque ma mémoire est fidèle.

– Dans trois jours, reprit-elle en levant les yeux sur moi, mon mari revient d'Allemagne. Il me sera impossible de lui cacher l'état dans lequel je suis, et il me tuera, monsieur; il n'hésitera même pas. Mon cousin se brûlera la cervelle ou provoquera mon mari. Je suis dans l'enfer…

Elle dit cette phrase avec un calme effrayant.

– Adolphe est tenu fort sévèrement; son père et sa mère lui donnent peu d'argent pour son entretien; ma mère n'a pas la disposition de sa fortune; de mon côté, moi, je ne possède rien; cependant, entre nous trois, nous avons trouvé 4,000 francs…

– Les voici, dit-elle en tirant de son corset des billets de banque et me les présentant.

– Eh bien! madame?.. lui demandai-je.

– Eh bien! monsieur, reprit-elle en paraissant étonnée de ma question, je viens vous supplier de sauver l'honneur de deux familles, la vie de trois personnes et celle de ma mère, aux dépens de mon malheureux enfant…

– N'achevez pas, lui dis-je avec sang froid.

J'allai prendre le Code.

– Voyez, madame, repris-je en montrant une page qu'elle n'avait sans doute pas lue, vous m'enverriez à l'échafaud. Vous me proposez un crime que la loi punit de mort, et vous seriez vous-même condamnée à une peine plus terrible peut-être que ne l'est la mienne… Mais, la justice ne serait pas si sévère, que je ne pratiquerais pas une opération de ce genre; elle est presque toujours un double assassinat; car il est rare que la mère ne périsse pas aussi. Vous pouvez prendre un meilleur parti… Pourquoi ne fuyez-vous pas?.. Allez en pays étranger.

– Je serais déshonorée…

Elle me fit encore quelques instances, mais doucement et avec un sourd accent de désespoir. Je la renvoyai…

Le surlendemain, vers huit heures du matin, elle revint. En la voyant entrer dans mon cabinet, je lui fis un signe de dénégation très-péremptoire; mais elle se jeta si vivement à mes genoux que je ne pus l'en empêcher.

– Tenez!.. s'écria-t-elle, voici dix mille francs!..

– Hé! madame, répondis-je, cent mille, un million même, ne me convertiraient pas au crime… Si je vous promettais mon secours dans un moment de faiblesse, plus tard, au moment d'agir, la raison me reviendrait, et je manquerais à ma parole. Ainsi retirez-vous.

Elle se releva, s'assit, et fondit en larmes.

– Je suis morte!.. s'écria-t-elle. Mon mari revient demain…

Elle tomba dans une espèce d'engourdissement; et puis, après sept ou huit minutes de silence, elle me jeta un regard suppliant; je détournai les yeux; elle me dit:

– Adieu, monsieur!..

Et disparut.

Cet horrible poème de mélancolie m'oppressa pendant toute la journée… J'avais toujours devant moi cette femme pâle, et je lisais toujours les pensées écrites dans son dernier regard.

Le soir, au moment où j'allais me coucher, une vieille femme en haillons, et qui sentait la boue des rues, me remit une lettre écrite sur une feuille de papier gras et jaune; les caractères, mal tracés, se lisaient à peine, et il y avait de l'horreur et dans ce message et dans la messagère.

«J'ai été massacrée par le chirurgien malhabile d'une maison de prostitution, car je n'ai trouvé de pitié que là; mais je suis perdue. Une hémorragie affreuse a été la suite de cet acte de désespoir. Je suis, sous le nom de Mme Lebrun, à l'hôtel de Picardie, rue de Seine. Le mal est fait. Aurez-vous maintenant le courage de venir me visiter, et de voir s'il y a pour moi quelque chance de conserver la vie?..

Écouterez-vous mieux une mourante?..

Un frisson de fièvre passa sur ma colonne vertébrale. Je jetai la lettre au feu, puis me couchai; mais je ne dormis pas; je répétai vingt fois et presque mécaniquement:

– Ah! la malheureuse…

Le lendemain, après avoir fait toutes mes visites, j'allai, conduit par une sorte de fascination, jusqu'à l'hôtel que la jeune femme m'avait indiqué. Sous prétexte de chercher quelqu'un dont je ne savais pas exactement l'adresse, je pris avec prudence des informations, et le portier me dit:

– Non, monsieur, nous n'avons personne de ce nom-là. Hier il est bien venu une jeune femme; mais elle ne restera pas longtemps ici… Elle est morte ce matin à midi…

Je sortis avec précipitation, et j'emportai dans mon coeur un souvenir éternel de tristesse et de terreur. Je vois passer peu de corbillards seuls et sans parens à travers Paris sans penser à cette aventure, et chaque fois j'y découvre de nouvelles sources d'intérêt. C'est un drame à cinq personnages, dont, pour moi, les destinées inconnues se dénouent de mille manières, et qui m'occupent souvent pendant des heures entières…

Nous restâmes silencieux. Le docteur avait conté cette histoire avec un accent si pénétrant, ses gestes furent si pittoresques et sa diction si vive, que nous vîmes successivement et l'héroïne et le char des pauvres conduit par les croque-morts, allant au trot vers le cimetière.

– Pendant la campagne de 1812, nous dit alors un colonel d'artillerie, j'ai été, comme le docteur, le témoin ou plutôt la cause involontaire d'un malheur qui a beaucoup d'analogie avec celui dont il vient de nous parler. Il s'agit aussi d'une femme mariée; mais si le résultat est à peu près le même, il y existe entre les deux faits de notables différences.

Lorsque nous arrivâmes à la Bérésina, il n'y avait plus, comme vous le savez, ni discipline ni obéissance militaire. Tous les rangs étaient confondus à l'armée; l'armée n'était même plus qu'un ramas d'hommes de toutes nations, qui allait instinctivement du nord au midi… Les soldats chassaient de leurs foyers un général en haillons et pieds nus, quand il n'apportait ni bois ni vivres. Après le passage de cette célèbre rivière, le désordre ne fut pas moindre.

Je sortais tranquillement, tout seul, sans vivres, sans argent, des marais de Zembin, et j'allais cherchant une maison où l'on voulût bien me recevoir. N'en trouvant pas, ou chassé de celles que je rencontrais, j'aperçus heureusement vers le soir une mauvaise petite ferme de Pologne, dont rien ne pourrait vous donner une idée, à moins que vous n'ayez vu les maisons de bois de la Basse-Normandie ou les plus pauvres métairies de la Bretagne. Ces habitations consistent en une seule chambre partagée dans un bout par une cloison en planches, et la plus petite pièce sert de magasin à fourrages. L'obscurité du crépuscule me permettait de voir de loin une légère fumée qui s'échappait de cette maison.

Espérant y trouver des camarades plus compatissans que ceux auxquels je m'étais adressé jusqu'alors, je marchai courageusement jusqu'à la ferme. En y entrant, je trouvai la table mise. Plusieurs officiers, parmi lesquels une femme, spectacle assez ordinaire, mangeaient des pommes de terre, de la chair de cheval grillée sur des charbons et des betteraves gelées. Je reconnus parmi les convives deux ou trois capitaines d'artillerie du premier régiment, dans lequel j'avais servi.

Je fus accueilli par un hourra d'acclamations qui m'aurait fort étonné de l'autre côté de la Bérésina; mais en ce moment le froid était moins intense; mes camarades se reposaient, ils avaient chaud, ils mangeaient; et la salle, jonchée de bottes de paille, leur offrait la perspective d'un bon coucher, d'une nuit de délices. Nous n'en demandions pas tant alors. Ils pouvaient être philanthropes sans danger. Je me mis à manger en m'asseyant sur une botte de fourrage.

Au bout de la table, du côté de la porte par laquelle on communiquait avec la petite pièce pleine de paille et de foin, se trouvait mon ancien colonel, un des hommes les plus extraordinaires que j'aie jamais rencontrés dans tout le ramassis d'hommes qu'il m'a été permis de voir. Il était Italien. Or toutes les fois que la nature humaine est belle dans les contrées méridionales, alors elle est sublime. Je ne sais si vous avez remarqué la singulière blancheur des Italiens quand ils sont blancs…

– Cela est bien vrai, s'écria une dame; les cheveux noirs et bouclés d'une tête italienne en font valoir le teint, et il y a dans le caractère de la beauté transalpine je ne sais quelle perfection inexplicable…

– Bien, ma chère, dit la maîtresse du logis; allez, allez…

L'imprudente interlocutrice rougit et se tut.

Il y avait toute une révélation dans ce peu de paroles, dites avec une vivacité décente qui peignait les profondes observations de l'amour. Nous regardâmes tous la jeune étourdie avec une malice douce, la malice d'artistes très indulgens de leur nature.

Pour la tirer de peine, le narrateur reprit vivement:

Lorsque je lus le fantastique portrait que Charles Nodier nous a tracé du colonel Oudet, j'ai retrouvé mes propres sensations dans chacune de ses phrases élégantes et passionnées. Italien, comme la plupart des officiers qui composaient son régiment, emprunté, du reste, par l'empereur à l'armée d'Eugène, mon colonel était un homme de haute taille; – il avait bien huit à neuf pouces, – admirablement proportionné, un peu gros peut-être, mais d'une vigueur prodigieuse, et leste, découplé comme un lévrier. Il avait des cheveux noirs à profusion, un teint blanc comme celui d'une femme, de petites mains, un joli pied, une bouche gracieuse, un nez aquilin, dont les lignes étaient minces et dont le bout se pinçait naturellement et blanchissait quand il était en colère, ce qui arrivait souvent, car il était d'une irascibilité qui passe toute croyance.

Personne ne restait calme près de lui. Moi, je ne le craignais pas, mais uniquement parce qu'il m'avait pris dans une singulière amitié, et que, de moi, il prenait tout en gré. Je l'ai vu dans des colères dont rien ne saurait donner l'idée. Alors, son front se crispait et ses muscles dessinaient au milieu de son front un delta, ou, pour mieux dire, le fer à cheval de Redgauntlet, qui tous terrifiait encore plus peut-être que les éclairs magnétiques de ses yeux bleus; tout son corps tressaillait; et sa force, déjà si grande à l'état normal, devenait presque sans bornes. Il grasseyait beaucoup; et sa voix, au moins aussi puissante que celle d'Oudet, jetait une incroyable richesse de son dans la syllabe ou dans la consonne sur laquelle tombait ce grasseyement. Si ce vice de prononciation était une grâce chez lui dans certains momens, lorsqu'il commandait la manoeuvre ou qu'il était ému, vous ne sauriez imaginer quelle sécurité de puissance exprimait cette accentuation si vulgaire à Paris; il faudrait l'avoir entendu.

Lorsque le colonel était tranquille, ses yeux bleus peignaient une douceur angélique; son front pur avait une expression pleine de charme. A une parade il n'y avait pas à l'armée d'Italie d'homme qui pût lutter avec lui; d'Orsay lui-même, le beau d'Orsay fut vaincu par notre colonel lors de la dernière revue passée par Napoléon avant d'entrer en Russie.

Tout était opposition chez cet homme privilégié. La passion vit par les contrastes: aussi ne me demandez pas s'il exerçait sur les femmes ces irrésistibles influences auxquelles leur nature se plie comme la matière vitrifiable sous la canne du souffleur; mais, par une singulière fatalité, un observateur se rendrait peut-être compte de ce phénomène, il avait peu de femmes, ou négligeait d'en avoir.

Pour vous donner une idée de sa violence, je vais vous dire en deux mots ce que je lui ai vu faire dans un paroxisme de colère.

Nous montions avec nos canons un chemin très-étroit, bordé d'un côté par un talus assez haut, et de l'autre par des bois. Au milieu du chemin, nous nous rencontrâmes avec un autre régiment d'artillerie, à la tête duquel était le colonel. Ce colonel veut faire reculer le capitaine de notre régiment, qui se trouvait en tête de la première batterie; celui-ci s'y refuse; l'autre fait signe à sa première batterie d'avancer; et malgré le soin que le conducteur mit à se jeter sur le bois, la roue du premier canon prit la jambe droite de notre capitaine et la lui brisa, en le renversant de l'autre côté de son cheval. Tout cela fut l'affaire d'un moment. Notre colonel se trouvait à une faible distance, il devina la querelle, accourut au grand galop en passant à travers les pièces et le bois au risque de se jeter les quatre fers en l'air, et arriva sur le terrain, en face de l'autre colonel, au moment où notre capitaine criait: – A moi!.. en tombant.

Non, notre colonel italien n'était plus un homme!.. Il avait de l'écume à la bouche; il grondait comme un lion; hors d'état de prononcer une parole et même un cri, il fit un signe effroyable à son antagoniste, en lui montrant le bois et tirant son sabre. Ils y entrèrent. En deux secondes, nous vîmes son adversaire à terre, la tête fendue en deux. Les autres reculèrent, ah! fistre! et bon train!..

Il faut vous dire que le capitaine que l'on avait manqué de tuer, et qui jappait dans le bourbier, où la roue du canon l'avait jeté, avait pour femme une ravissante Italienne de Messine, qui était la maîtresse de notre colonel. Cette circonstance avait augmenté sa fureur; car ce mari lui appartenait, faisait partie de son bagage, et il devait le défendre comme une chose à lui.

Or ce capitaine était en face de moi, dans la cabane où je reçus un si favorable accueil; et sa femme se trouvait à l'autre bout de la table, vis-à-vis le colonel. Elle se nommait Rosina. C'était une petite femme, fort brune, mais portant, dans ses yeux noirs et fendus en amande, toutes les ardeurs du soleil de la Sicile. Quoiqu'elle fût en ce moment dans un déplorable état de maigreur; qu'elle eût les joues couvertes de poussière comme un fruit exposé aux intempéries d'un grand chemin; qu'elle fût vêtue de haillons, fatiguée par les marches; que ses cheveux en désordre et collés ensemble fussent entièrement cachés sous un morceau de châle en marmotte, il y avait encore de la femme chez elle; ses mouvemens étaient jolis; sa bouche rose et chiffonnée, ses dents blanches, les formes de sa figure, sa gorge, attraits que la misère, le froid, l'incurie, n'avaient pas tout-à-fait dénaturés, parlaient encore d'amour à qui pouvait penser à une femme. C'était, du reste, une de ces natures frêles en apparence, mais nerveuses, pleines de force et construites pour la passion.

Le mari, gentilhomme piémontais, était petit; sa figure annonçait une bonhomie goguenarde, s'il est permis d'allier ces deux mots. Courageux, instruit, il paraissait ignorer les liaisons qui existaient entre sa femme et le colonel depuis environ deux ans. J'attribuais ce laisser-aller aux moeurs italiennes ou à quelque secret de ménage; mais il y avait dans la physionomie de cet homme un trait qui m'inspirait toujours une involontaire défiance. Sa lèvre inférieure était mince et s'abaissait aux deux extrémités, au lieu de se relever, ce qui me semblait trahir un fonds de cruauté dans ce caractère, en apparence flegmatique et paresseux.

Vous devez bien imaginer que la conversation n'était pas très-brillante lorsque j'arrivai. Mes camarades, fatigués, mangeaient en silence. Naturellement ils me firent quelques questions, et nous nous racontâmes nos malheurs, tout en les entremêlant de réflexions sur la campagne, sur les généraux, sur leurs fautes, sur les Russes et le froid.

Un moment après mon arrivée, le colonel, ayant fini son maigre repas, s'essuya les moustaches, nous souhaita le bonsoir, et jetant son regard à l'Italienne:

– Rosina?.. lui dit-il.

Puis, sans attendre sa réponse, il alla se coucher dans la petite grange aux fourrages.

Le sens de l'interpellation du colonel était facile à saisir; aussi la jeune femme laissa-t-elle échapper un geste indescriptible qui peignait tout à la fois, et la contrariété qu'elle devait éprouver à voir sa dépendance affichée, sans aucun respect humain, et l'offense faite à sa dignité de femme, ou à son mari; puis, il y eut aussi dans la crispation rapide des traits, de son visage, dans le rapprochement violent de ses sourcils, une sorte de pressentiment: elle eut peut-être une prévision de sa destinée. Rosina resta tranquillement à table; mais un instant après, et vraisemblablement lorsque le colonel fut couché dans son lit de foin ou de paille, il répéta:

– Rosina?..

L'accent de ce second appel fut encore plus brutalement interrogatif que ne l'avait été l'autre. Le grasseyement du colonel et le nombre que la langue italienne permet de donner aux voyelles et aux finales, peignirent tout le despotisme, l'impatience, la volonté de cet homme.

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